Ce n’était rien de moins que la première mondiale d’Ababouiné, 17e et nouveau film de l’unique André Forcier, qui clôturait le 28e festival Fantasia, célébration montréalaise du cinéma de genre, dimanche.
Sur un tapis rouge compact déroulé dans le hall de l’Université Concordia, à l’heure du souper, jouait du coude la panoplie d’acteurs de renom prêtant corps à cette nouvelle offrande du réalisateur, considéré par plusieurs comme le «Fellini québécois» : Éric Bruneau, Rémy Girard, Gaston Lepage, Pascale Montpetit, Martin Dubreuil, Mylène Mackay, Donald Pilon, Réal Bossé, Luc Senay, Jean-Marie Lapointe, Noémie O’Farrell, ainsi que les jeunes Rémi Brideau, Maïla Valentir et Lilou Roy-Lanouette, pour ne nommer que ceux-là.
Du lot, plusieurs n’en sont pas, avec Ababouiné (mot vieilli d’origine normande, qui signifie l’abandon d’un bateau par le vent), à leur première expérience de tournage avec André Forcier (Marc-André Forcier pour ses intimes): Gaston Lepage a joué sous sa direction 10 fois, Rémy Girard, 5 fois, Éric Bruneau, 3 fois…
«On peut se parler dans ‘face! J’ai énormément de respect pour lui, mais je ne lui montre pas trop… », a blagué en riant Gaston Lepage, qui tient l’un des rôles pivots d’Ababouiné, et dont la conjointe, Louise Laparé, a été la coach de jeu des nombreux enfants comédiens sur le plateau.
Tous ont vanté, chacun à sa façon, la couleur, la grandeur et la singularité du cinéaste de 77 ans (L’eau chaude, l’eau frette, Au clair de la lune, Le vent du Wyoming, La Comtesse de Bâton Rouge, Les fleurs oubliées, etc) qui, lui, nous a confié avoir déjà commencé à prendre des notes pour son prochain long métrage.
«Je n’arrêterai jamais», nous a d’ailleurs lancé André Forcier au détour d’un entretien.
«Jouer dans un film de Fellini, c’est un cadeau. Et jouer dans un film de Forcier, avec sa plume, son lyrisme, sa langue et son univers, c’est très rare, dans la vie d’un acteur. C’est un plaisir. Je recommencerais demain!», a dépeint Jean-Marie Lapointe, qui personnifie dans Ababouiné l’un des cinq «Zouaves», gardes pontificaux du Cardinal Madore (Rémy Girard), et qui s’est fait remarquer sur le tapis rouge avec son costume loufoque. Le petit monde mis en place par André Forcier dans Ababouiné a d’ailleurs rappelé à Jean-Marie Lapointe des souvenirs de la série Duplessis, dans laquelle son regretté papa, Jean Lapointe, incarnait le rôle-titre.
«J’ai longtemps pensé que Forcier était un fou furieux! C’est un tannant. On dit que c’est l’enfant terrible du cinéma québécois… Il n’y en a pas d’autres que lui, de cette envergure, de ce phénomène, aussi revendicateur, flyé, baveux», a renchéri Réal Bossé, qui avait aussi fait partie de la distribution d’Embrasse-moi comme tu m’aimes, que Forcier nous offrait en 2016.
Éric Bruneau, pour sa part, a souligné à quel point l’être humain qu’est André Forcier est «particulier en soi». «C’est l’un de nos rares créateurs qui se permet encore de rêver grand et de ne pas être nécessairement dans le réalisme. Il y a quelque chose de magique dans ses films. Il y a un dialogue; ses répliques riment! Ce n’est pas dans une quotidienneté. Il se sert de l’histoire du Québec et de ses symboles. C’est un grand bonheur de le retrouver», a expliqué l’interprète du Vicaire Cotnoir, «jeune curé arriviste qui essaie de monter les échelles de la religion catholique».
Les enfants contre l’Église!
Dans Ababouiné, une «Guerre des boutons bizarre», a rigolé Gaston Lepage en référence à la comédie française du même titre, des enfants se rebellent contre le pouvoir ecclésiastique jadis omniprésent, et le sport s’oppose au chapelet. Plus précisément, en 1957, dans le proverbial quartier montréalais du Faubourg à m’lasse, un homme de lettres, Archange Saint-Amour (Gaston Lepage), aidé d’un gamin plus porté sur la poésie que sur la messe, Michel Paquette (Rémi Brideau), cause scandale en publiant un pamphlet anticlérical intitulé Vive le Québec Laïque. Lequel, sans surprise, choquera l’Église catholique, ce qui attisera une ire encore plus vive chez toute une bande de jeunes baseballeurs du coin, qui commettront les 400 coups pour défier l’ordre religieux et marcher vers un Québec laïque et égalitaire.
«J’essaie de faire des films imprévisibles, parce que la vie est imprévisible, et qui ne se ressemblent pas. C’est un film comique, mais qui nous fait réfléchir sur cette époque sombre du Québec. Il y avait un peu de rébellion contre la religion en 1957, mais moi, je l’ai un petit peu exacerbée!», a exposé André Forcier, qui a toutefois tenu à spécifier qu’il est chrétien, mais en faveur de la séparation de l’Église et de l’État.
«Il y a quelque chose de très actuel dans Ababouiné. Dans le sens où la droite essaie de rester forte, il y a une montée de la droite actuellement, partout dans le monde. Des jeunes veulent se libérer, créer de la poésie, et mon personnage leur ordonne de seulement lire la bible. Ça me fait penser à l’Europe en ce moment, et même, pas loin, l’autre bord de la frontière, aux États-Unis!», a imagé Éric Bruneau, qui travaille présentement à l’écriture de la troisième saison d’Avant le crash, et qui tourne ces jours-ci dans Fanny Cloutier, adaptation cinématographique des romans jeunesse de Stéphanie Lapointe signée Yan England.
L’œuvre accorde en outre une grande importance aux mots de notre langue, notamment à travers le personnage de Martin Dubreuil, qui tient un recueil de termes oubliés et inventés.
Une perturbation
L’événement tapis rouge d’Ababouiné, où étaient présents le premier ministre François Legault et son épouse, Isabelle Brais, s’est déroulé dans une atmosphère festive, dimanche.
Or, quelques minutes après le début de la projection du film, une horde de manifestants pro-Palestine ont bruyamment envahi, en trombe, le hall de l’Université Concordia, scandant un slogan (inaudible pour l’auteure de ces lignes) et s’emparant même de la grande affiche promotionnelle d’Ababouiné. Les policiers sont rapidement intervenus, ont expulsé les manifestants et sont demeurés longtemps sur place pour maintenir le calme. Dans la salle, la présentation du long métrage n’a pas semblé perturbée par le brouhaha tenu de l’autre côté de la porte.
Le film Ababouiné prendra l’affiche le 23 août. Il inaugurera le festival Les Percéides, en Gaspésie, les 19 et 20 août prochains. Le festival Fantasia remettait cette année à André Forcier le prix Denis-Héroux, remis à une personnalité pour sa contribution exceptionnelle au développement du cinéma de genre québécois.